Etranges Etrangers, Jacques Prévert revisité par Jean Guidoni
Pendant longtemps, Jean Guidoni a tourné autour de l'oeuvre de Prévert. La chanson Dans le sang était ainsi un rappel quasi inévitable (et a cappella) que les fans attendaient à chaque fin de spectacle. Il n'avait jamais osé lui consacrer un spectacle entier sans doute parce que trop d'artistes l'ont fait (Lio, Ute Lemper et Magali Noel sont parmi les plus récents et d'autres l'ont abondamment chanté avant lui).
Pourtant, aujourd'hui que c'est chose faite avec "Etranges étrangers" en spectacle et sur disque, on ne peut l'accuser de banalité dans ses choix.

C'est d'ailleurs dans ce lieu même où il a créé ces chansons qu'il a inauguré cette tournée Prévert en novembre 2008. En plus de la Chanson de l'homme et de Toute seule, déjà chantées sur scéne, il y a 16 chansons jamais chantées par lui dans ce nouveau spectacle dont trois malheureusement non reprises sur le disque : l'excellent Adrien déjà immortalisé par Agnès Capri ou Germaine Montero, Il faut passer le temps ou Le concert n'a pas été réussi plus connue sous le titre Compagnon des mauvais jours par Yves Montand ou Serge Reggiani qui clôt de manière ironique le spectacle dans une version guillerette, façon Trenet, très différente de ses prédécesseurs.
En grand fan de Marianne Oswald, Jean Guidoni reprend les classiques de noirceur sociale de cette dernière : A la belle étoile, toute seule ou La grasse matinée sur la détresse de l'homme qui a faim.
Avec l'accord d'Eugénie Prévert, petite fille de l'auteur, il a fait aussi mettre en musique six inédits par Thierry Esaich, Fabrice Ravel-Chapuis (qui signe les superbes arrangements sur scène) et Juliette (pour Dans ma rue) qui chante aussi en duo sur le disque La chasse à l'enfant, classique de cette période évoquant l'univers du film L'Age d'or de Luis Bunuel tout conmme Adrien ou l'on tue des chiens pour "passer le temps"...
Dans un réalisme aussi abrupt, on y parle (Etranges étrangers déjà mis en musique avec un autre compositeur par Magali Noël en 1991) des kabyles exploités d'Aubervilliers ou des bidonvilles de Nanterre, de l'absurdité de la vie humaine aliénée par des valeurs imbéciles comme le travail (vie de famille),que des textes qui résonnent de de maniere très actuelle dans la Sarkozie où nous vivons...
Grâce à cette interprétation, Prévert n'a rien perdu de sa subversion dès l'intro du spectacle : les roulements de tambour et les crissements de cordes de Maintenant j'ai grandi installent tout de suite la couleur du spectacle.
Tout son corps s'approprie tellement bien ses mots qu'on les croirait écrits pour lui ; d'ailleurs on n'est pas surpris d' apprendre que Pierre Philippe, longtemps auteur attitré de Jean Guidoni, s'était inspiré des Bruits de la nuit ou Elle disait, créées dans ce disque pour écrire Crime passionnel, notamment le texte La machine à souffrir. Aussi,quand Jean se décide, selon l'accueil du public, à reprendre certains soirs en rappel supplémentaire Il y a ou Djemila, on oublie qu'on a quitté le repertoire de Prévert car les deux univers se marient très bien.
La seule chanson connue est celle qu'il avait chantée pour la reprise du ballet de Roland Petit, Le rendez-vous (celui pour lequel kosma a créé la musique des Feuilles mortes en 1946) : Les enfants qui s'aiment, en 1992, mais il chante à sa façon avec la meme froideur distanciée que les autres textes, sans pathos.
Les éclairages magnifiques achèvent de faire de ce spectacle une réussite totale, espérons que le nom de Prévert sera un passeport qui ouvrira enfin à Guidoni les portes des théâtres de province qui lui ont été trop longtemps fermés, à cause d'un repertoire jugé trop exigeant,et révèleront une face trop méconnue d'un poéte trop longtemps réduit aux clichés type "t'as de beaux yeux tu sais" pour occulter ce qu'il avait de plus dérangeant en lui...
(c) Textes : Laurent ADUSO, 23 décembre 2009
Tous les Crédits photographiques : Stanislas Fonlupt et Géraldine Joigneault