
Je passais au caveau de la Huchette. J'étais accompagné au piano par Marc Heyral, un copain que j'avais connu au temps heureux de l'avant guerre, et que j'avais retrouvé un beau jour, embarqué lui aussi sur la même passionnante galère que la mienne:la Goualante.
Au même programme passaient Catherine Sauvage et Stéphane Goldmann.
Avec une telle affiche, la salle était bondée tous les soirs, et, tous les soirs, on était obligé de rajouter des chaises.
Justement, un de ces soirs, après le départ du dernier spectateur Marc et moi nous sommes retrouvés dans une salle complètement vide. Alors il s'est installé au piano et a joué un air qui m'a complètement envoûté. J'ai écrit dans la foulée les mots qui se sont mariés à la mélodie, sous l’œil attendri du vieux balayeur. Une union parfaite qui dure encore depuis un demi siècle.
« On ne saura jamais / Si c'est en plein jour / Ou si c'est la nuit / Que naquit l'air de Paris »
L'assassin du dimanche
Je me souviens, j'avais commencé cette chanson avec l'ambition d'évoquer la tristesse de ces dimanches interminables au cours desquels j'attendais impatiemment le retour du lundi en tuant le temps comme je pouvais. Voila comment m'est venue l'idée de la chanson du tueur de temps…
" L'assassin du dimanche / N'est pas bien dangereux / Il met sa chemise blanche / Pour tuer l'temps comme il peut"
MATHILDA
A la libération, j’avais entendu un noir américain qui chantait Mathilda. Il s’appelait Joss White. Cette chanson me plaisait. J’ai même cru que Mathilda était une femme. Or, pour les Australiens , Mathilda, c’est la musette, le sac de toile que l’on porte en bandoulière… Waltzing Mathilda, ça signifie faire valser la musette. A l’origine, c’est une marche.
Rue de Lappe
Dans la journée, la rue était calme, rangée, comme on disait. C’était un quartier industrieux où travaillaient des petits artisans, des commerçants en salaisons, des boutiquiers bavards, mais dès la nuit tombée, la rue devenait le rendez-vous des mauvais garçons. Je les revois encore avec leur pantalon haut monté sous les bras. Des quarante boutons à la braguette ! Et les appétissantes gigolettes avec leur jupe noire plissée, le foulard autour du cou. Le soir, ces messieurs réglaient leurs querelles au surin. Si une femme s’en mêlait, du fond de mon lit, j’entendais un concert de voix rauques : « Fais taire ta gonzesse, sinon, on te ratiboise ». C’était une affaire d’apaches. Au dessous de chez nous le bal commençait à 9 heures et on entendait la musique dans tout l’immeuble. Je me souviens de l’inévitable « passons la monnaie », qu’on criait entre chaque danse. Pour en guincher une, cela coûtait vingt cinq centimes. Puis il y avait des cris lorsque les « videurs » jetaient dehors quelques mauvais payeurs. J’ai eu mes premières insomnies en 1940, quand on a fermé le bal. Je ne pouvais plus dormir sans cette musique.