En novembre 1993, Francis Lemarque remontait sur scène pour 13 représentations au Palais des Congrès et de la Culture du Mans. Il répétait le spectacle qu’il allait donner, quelques mois plus tard Casino de Paris pour célébrer ses 50 ans de chansons. A l’occasion de ce tour de chant, il avait évoqué avec nous ses débuts d’auteur compositeur et nous avait expliqué, pourquoi à 76 ans, il avait entamé une « nouvelle » carrière, d’interprète cette fois.
Evoquons votre rencontre avec Yves Montand. Il y a de très belles pages dans votre livre (1) où vous racontez le choc que vous avez éprouvé la 1ère fois que vous avez vu Montand sur scène. Comme vous le racontez, c’est cette rencontre qui vous a donné envie d’écrire alors que vous ne l’aviez jamais fait auparavant. S’il n’y avait pas eu ce choc, pensez vous que vous auriez écrit des chansons un jour ?
Et bien, je ne sais pas et c’est une très bonne question que je me pose souvent. C’est vrai, qu’est-ce que j’aurais fait si le hasard ne m’avait pas mis en face d’Yves Montand, ce jour précis où j’étais apte à recevoir ce qu’il disait et apte à répondre au choc que ça allait provoquer en moi ? Je ne sais pas. Vous savez, ça tient à peu de choses. Je me suis mis à écrire parce que, comme je le dis dans mon livre, je n’avais jamais entendu un chanteur comme Yves Montand et j’avais envie de participer à son travail. Et le deuxième miracle, c’est que ces chansons sont restées plusieurs mois comme ça dans mes tiroirs jusqu’à ce que je les montre à Prévert qui, lui, a téléphoné à Montand alors que je ne m’y attendais pas. Il lui a dit : « j’ai un copain qui écrit des chansons tu devrais les écouter ». Vous savez, j’ai vécu un petit miracle et c’est vraiment assez extraordinaire. Je ne pense pas qu’il se serait reproduit deux fois.
Pour Edith Piaf, vous racontez que vous avez essayé de lui composer des chansons, que vous êtes resté longtemps devant votre page , sans pouvoir rien composer pour elle (2).
C’est vrai. Montand, ça a été spécial. Il a provoqué en moi une sorte de choc inattendu. Piaf était déjà une artiste qui existait et j’aurais aimé travailler pour elle. Pourtant, je n’arrivais pas à entrer dans son monde, je n’arrivais pas à trouver les mêmes choses que je trouvais pour Yves Montand.
Il faut vous ayez une « compréhension » de l’interprète pour lui écrire ?
Ce n’est pas tellement de la compréhension. Ce serait plutôt une sorte d’affinité qui peut pas se décrypter, une attirance qui fait qu’avec Montand j’étais sûr de ne pas me tromper. Pour les autres j’avais toujours un doute. Je me demandais s’ils allaient vraiment aimer ce que j’allais leur proposer. Quand j’écrivais quelque chose pour Montand, neuf fois sur dix il aimait. C’est assez extraordinaire, c’est… [long silence] inexplicable.
Trenet chante qu’il faut laisser la chance aux chansons. Pensez vous que certaines de vos chansons n’ont pas eu le succès qu’elles méritaient ?
Il y en a certainement. Surtout quand on en écrit beaucoup et qu’on a plaisir à en écrire. Il y en a qui reste en plan non pas parce qu’elles ne sont pas bonnes mais parce qu’on ne sait pas comment les chanter. J’ai pu essayer aujourd’hui [dans mon tour de chant] quatre chansons nouvelles que je pense garder. Peut-être qu’à une nouvelle représentation, j’en mettrai deux différentes pour voir si, lorsque je les chante, le public les accepte. Si je les écris, c’est que je les aime, sinon je ne les écrirai pas…. Mais entre écrire des chansons, les proposer au public et que le public les aime, il y a tout un monde.
De l’interprétation ou de l’écriture d’une chanson, que préférez-vous ?
Je préfère écrire. Mais j’aime aussi les chanter parce qu’il n’y a plus d’interprètes de ma génération. A qui montrerai-je mes chansons aujourd’hui ? Je n’en sais rien. Je continue d’écrire et je vais chanter moi-même mes chansons . Pour autant, c’est fini, je n’ai pas envie de faire la carrière d’un artiste qui ferait trois cent concerts par an. Moi, avec une cinquantaine de concer
ts dans de belles salles, je suis très content. Mais, j’aimerais bien revenir vingt cinq ans en arrière, à l’époque où il y a avait des tas d’artiste qui attendaient des chansons que leur écrivaient des auteurs compositeurs dont je faisais partie et qui allaient les chanter. Mais ça, c’est une époque qui est terminée.
Est-ce à dire que la chanson est morte ?
Non, je crois en l’avenir de la chanson. Les grands qui sont partis comme Brassens, Ferré et hélas, quelques autres aussi, ceux-là ont écrit un répertoire tout à fait personnel et ont laissé des chansons très populaires. Mais aujourd’hui, il y une autre façon de travailler que je connais mal. Que ce soit Patricia Kass, que ce soit Souchon, que ce soit même Bécaud, je sais qu’ils ont des équipes, ils construisent leur répertoire ensemble. Moi, je serais plutôt solitaire. Je n’étais pas solitaire autrefois. Seulement, j’écris pour moi parce qu’il n’y a pas de pont entre les artistes de cette génération que je ne connais pas, que je ne sais pas comment approcher même, et moi. Donc j’écris pour moi.
Propos recueillis le 30 novembre 1993 au P.C.C. du Mans par Stanislas Fonlupt et le concours de Laurent Aduso.
1- J’ai la Mémoire qui chante, Francis Lemarque, Presses de la Cité, Paris, 1992.
2 - A l’exception de la chanson "Johnny, tu n’es pas un ange"